LE HASARD ET LA NÉCESSITÉ

1970
Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne

Jacques Monod, biochimiste français (1910–1976). Auteur de travaux de biologie moléculaire, prix Nobel en 1965 pour avoir élucidé le mécanisme de la régulation génétique au niveau cellulaire.

Selon Jacques Monod, les mutations sont le pur fruit du hasard. La nécessité pour sa part sélectionne ces mutations, entraînant alors l’évolution en perfectionnant ou en diversifiant le vivant.


Une fois inscrit dans la structure ADN (page 156), l’accident singulier, imprévisible, va être multiplié et transposé à des millions ou milliards d’exemplaires. Tiré du règne du pur hasard, il entre dans celui de la nécessité. Car c’est à l’échelle macroscopique qu’opère la sélection.
(…) La sélection opère en effet sur les produits du hasard, mais dans un domaine d’exigences rigoureuses dont le hasard est banni. C’est de ces exigences, et non du hasard, que l’évolution a tiré ses orientations, l’épanouissement ordonné dont elle semble donner l’image.

→ Le hasard (mutations) propose, la nécessité (sélection) dispose. ←

EXTRAITS

25- Tout artefact est un produit de l’activité d’un être vivant qui exprime ainsi, et de façon particulièrement évidente, l’une des propriétés fondamentales qui caractérisent tous les êtres vivants sans exception : celle d’être des objets[1] doués d’un projet qu’à la fois ils représentent dans leurs structures et accomplissent par leurs performances (telle que, par exemple la création d’artefacts. (…)
Nous dirons que [les être vivants] se distinguent de toutes les autres structures de tous les systèmes présents dans l’univers par cette propriété que nous appellerons la téléonomie[2].

27- (…) les forces internes qui confèrent leur structure macroscopique aux êtres vivants ne seraient [elles] pas de même nature que les interactions microscopiques responsables des morphologies cristallines [?] Qu’il en est bien ainsi constitue l’un des principaux thèmes développés dans les chapitres suivants…

29- Les trois propriétés les plus générales qui caractérisent les êtres vivants et les distinguent du reste de l’univers sont la téléonomie (projet), la morphogenèse[3] autonome et l’invariance reproductive.

31- (…) projet téléonomique fondamental (c’est à dire la reproduction invariante) met en œuvre (…) des structures et des performances variées, plus ou moins élaborées et complexes.
(…) Le jeu, par exemple,  chez les jeunes de mammifères supérieurs, est un élément important de développement psychique et d’insertion sociale. Il a donc une valeur téléonomique comme participant à la cohésion du groupe, condition de sa survie et de l’expansion de l’espèce.

32- Il est parfaitement vrai que ces trois propriétés (29-) sont étroitement associées chez tous les êtres vivants. L’invariance génétique ne s’exprime et ne se révèle qu’à travers et grâce à la morphogenèse autonome de la structure qui constitue l’appareil téléonomique.
(…) le statut de ces trois notions n’est pas le même. Si l’invariance et la téléonomie sont effectivement des « propriétés » caractéristiques des êtres vivants, la structuration spontanée (morphogenèse) doit plutôt être considérée comme un mécanisme. (…) ce mécanisme intervient aussi bien dans la reproduction de l’information invariante que dans la construction téléonomique.
(…) il est méthodologiquement indispensable de distinguer [ces trois propriétés] pour plusieurs raisons ;
1. On peut imaginer des objets capables de reproduction invariante mais dépourvus de tout appareil téléonomique. Les structures cristallines en proposent un exemple …
2. La distinction entre téléonomie et invariance (…) est justifiée par des considérations chimiques. En effet, des deux classes de macromolécules biologiques essentielles, l’une, celle des protéines, est responsable de presque toutes les structures et performances téléonomiques, tandis que l’invariance génétique est attachée exclusivement à la classe des acides nucléiques.
3- (…) cette distinction est, explicitement ou non, supposée dans toutes les théories, toutes les constructions idéologiques (religieuses, scientifiques ou métaphysique) relatives à la biosphère et à ses relations avec le reste de l’univers. (voir plus loin)

37- La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l’objectivité de la nature. C’est à dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance « vraie » toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c’est à dire de « projet ».
38- (…) L’objectivité cependant nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que, dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet. Il y a donc là, au moins en apparence, une contradiction épistémologique profonde.

42- Jusqu’à présent la théorie sélective est la seule à avoir été proposée qui, faisant de la téléonomie une propriété secondaire, (…) soit compatible avec le postulat d’objectivité.
Toutes les autres conceptions (…) supposent l’hypothèse inverse à savoir que l’invariance est protégée, l’ontogénie guidée, l’évolution orientée (…)

43- On peut ainsi définir (…) un premier groupe de théories (…) admettant un principe téléonomique qui est expressément supposé n’opérer qu’au sein de la biosphère, de la « matière vivante ». Ces théories que j’appellerai « vitalistes », impliquent donc une distinction radicale entre les êtres vivants et l’univers inanimé.
On peut grouper d’autre part les conceptions qui font appel à un principe téléonomique universel, responsable de l’évolution cosmique aussi bien que de celle de la biosphère au sein de laquelle il s’exprimerait seulement de façon plus précise et intense. Ces théories voient dans les êtres vivants les produits les plus élaborés (…) d’une évolution universellement orientée qui a aboutit parce qu’elle devait y aboutir, à l’homme et à l’humanité. Ces conceptions que j’appellerai « animistes » …
(le sens des qualificatifs « vitaliste «  et « animiste » est ici quelque peu différent de celui de l’usage ordinaire)

49- La démarche essentielle de l’animisme (tel que j‘entends le définir ici) consiste en une projection dans la nature inanimée de la conscience qu’a l’homme du fonctionnement intensément téléonomique de son propre système nerveux central. C’est, en d’autres termes, l’hypothèse que les phénomènes naturels peuvent et doivent s’expliquer en définitive de la même manière, par les mêmes « lois » que l’activité humaine subjective, consciente et projective ? L’animisme primitif formulait cette hypothèse en toute naïveté, franchise et précision, peuplant ainsi la nature de mythes gracieux ou redoutables qui ont, pendant des siècles, nourri art et poésie.
(…) Croit-on que la culture moderne ait véritablement renoncé à l’interprétation subjective de la nature ? L’animisme établissait entre la Nature et l’Homme une profonde alliance hors laquelle ne semble s’étendre qu’une effrayante solitude. Faut-il rompre ce lien, parce que le postulat d’objectivité l’impose ? L’histoire des idées, depuis le XVIIème siècle, témoigne des efforts prodigués par les plus grands esprits pour éviter la rupture, pour forger à nouveau l’anneau de l’ « ancienne alliance ».

62- La thèse que je présenterai ici, c’est que la biosphère ne contient pas une classe prévisible d’objets ou de phénomènes, mais constitue un événement particulier, compatible certes avec les premiers principes, mais non déductible de ces principes. Donc essentiellement imprévisible.
(…) La biosphère est à mes yeux imprévisible au même titre, ni plus ni moins, que la configuration particulière d’atomes qui constituent ce caillou que je tiens dans la main.
(…) Cet objet n’a pas, selon la théorie, le devoir d’exister, mais il en a le droit..
Cela nous suffit, s’agissant du caillou, mais non de nous-mêmes. Nous nous voulons nécessaires, inévitables, ordonnés de tout temps. Toutes les religions, presque toutes les philosophies, une partie même de la science, témoignent de l’inlassable, héroïque effort de l’humanité niant désespérément sa propre contingence.

* * *

156- Les événements élémentaires initiaux qui ouvrent la voie de l’évolution à ces systèmes intensément conservateurs que sont les êtres vivants sont microscopiques, fortuits et sans relation aucune avec les effets qu’ils peuvent entraîner dans le fonctionnement téléonomique.
Mais une fois inscrit dans la structure ADN, l’accident singulier, et comme tel essentiellement imprévisible, va être mécaniquement et fidèlement répliqué et traduit, c’est à dire à la fois multiplié et transposé à des millions ou milliards d’exemplaires. Tiré du règne du pur hasard, il entre dans celui de la nécessité, des certitudes les plus implacables. Car c’est à l’échelle macroscopique, celle de l’organisme, qu’opère la sélection.
(…) La sélection opère en effet sur les produits du hasard, et ne peut s’alimenter ailleurs ; mais elle opère dans un domaine d’exigences rigoureuses dont le hasard est banni. C’est de ces exigences, et non du hasard, que l’évolution a tiré ses orientations généralement ascendantes, ses conquêtes successives, l’épanouissement ordonné dont elle semble donner l’image.

166- (…) les linguistes modernes ont insisté sur le fait que le langage symbolique de l’homme est absolument irréductible aux moyens de communication très divers (auditifs, tactiles, visuel ou autres) employés par les animaux.(…) Mais de là à affirmer que la discontinuité dans l’évolution a été absolue, que le langage humain dès l’origine ne devait strictement rien, par exemple, à un système d’appels et avertissements variés tels qu’en échangent les grands singes, cela me paraît un pas difficile à franchir, en tout cas une hypothèse inutile.

167- On ne connaît pas de langues primitives : chez toutes les races de notre unique espèce moderne l’instrument symbolique est parvenu sensiblement au même niveau de complexité et de pouvoir de communication. Selon Chomsky, d’ailleurs, la structure profonde, la « forme » de toutes les langues humaines serait la même. (…)
L’hypothèse qui me paraît la plus vraisemblable est que, apparue très tôt dans notre lignée, la communication symbolique la plus rudimentaire, par les possibilités radicalement neuves qu’elle offrait, a constitué l’un de ces « choix » initiaux qui engagent l’avenir de l’espèce en créant une pression de sélection nouvelle ; cette s élection devait favoriser le développement de la performance linguistique elle-même et par conséquent celle de l’organe qui la sert, le cerveau.

171- L’enfant n’apprend aucune règle, et il ne cherche nullement à imiter le langage des adultes. On pourrait dire qu’il en prend ce qui lui convient à chaque stade de son développement. Au tout premier (vers 18 mois) l’enfant peut avoir un stock d’une dizaine de mots qu’il emploi toujours isolément, sans jamais les associer même par imitation. Plus tard il associera les mots par deux, par trois, etc., selon une syntaxe qui n’est pas non plus simple répétition ou imitation du langage adulte. Ce processus est semble-t-il universel et sa chronologie est la même pour toutes les langues. La facilité avec laquelle, en deux ou trois ans (après la première année), ce jeu de l’enfant avec la langue lui en apporte la maîtrise paraît toujours incroyable à l’observateur adulte.
Aussi est-il difficile de n’y pas voir le reflet d’un processus embryologique, épigénétique[4], au cours duquel se développent les structures neurales sous-jacentes aux performances linguistiques. Cette hypothèse est confirmée par les observations relatives aux aphasies d’origine traumatique.

172- (…) si, chez l’enfant l’acquisition du langage paraît aussi miraculeusement spontanée, c’est qu’il s’inscrit dans la trame même d’un développement épigénétique dont l’une des fonctions est de l’accueillir, il n’y a qu’un pas que, pour ma part, je n’hésite pas à franchir. Pour tenter d’être un peu plus précis : de cette croissance post-natale du cortex dépend sans aucun doute le développement de la fonction cognitive elle-même. C’est l’acquisition du langage au cours même de cette épigénèse qui permettrait de l’associer à la fonction cognitive et cela de façon si intime qu’il est très difficile pour nous de dissocier par l’introspection, la performance linguistique de la connaissance explicite.
On admet en général que le langage ne constitue qu’une « superstructure », ce qu’il paraît, bien entendu, par l’extrême diversité des langues humaines, produits de la deuxième évolution, celle de la culture. Cependant l’ampleur et le raffinement chez Homo sapiens des fonctions cognitives ne trouvent, de toute évidence leur raison d’être que dans et par le langage. Privées de cet instrument elles sont, pour la plus grande part, inutilisables, paralysées. En ce sens, la capacité linguistique ne peut plus être considérée comme une superstructure. Il faut admettre qu’entre les fonctions cognitives et le langage symbolique qu’elles appellent et par quoi elles s’explicitent, il y a chez l’homme moderne une étroite symbiose qui ne peut être le produit que d’une longue évolution commune.
On sait que, selon Chomsky et son école, sous l’extrême diversité des langues humaines, l’analyse linguistique en profondeur révèle une « forme » commune à toutes ces langues. Cette forme doit donc, d’après Chomsky, être considérée comme innée et caractéristique de l’espèce. Cette conception a scandalisé certains philosophes ou anthropologistes qui y voient un retour à la métaphysique cartésienne. A condition d’en accepter le contenu biologique implicite, cette conception (…) me paraît naturelle au contraire, dès lors qu’on admet que l’évolution des structures corticales de l’homme n’a pu manquer d’être influencée, pour une part importante, par une capacité linguistique très tôt acquise à l’état le plus frustre. Ce qui revient à admettre que le langage articulé, lors de son apparition dans la lignée humaine, n’a pas seulement permis l’évolution de la culture mais a contribué de façon décisive à l’évolution physique (corticale…) de l’homme.
S’il en a bien été ainsi, la capacité linguistique qui se révèle au cours du développement épigénétique du cerveau fait aujourd’hui partie de la « nature humaine » elle-même définie au sein du génome dans le langage radicalement différent du code génétique. Miracle ? Certes puisqu’il s’agit en toute dernière analyse d’un produit du hasard. Mais le jour où le Zinjanthrope, ou quelqu’un de ses camarades, a pour la première fois usé d’un symbole articulé pour représenter une catégorie, il a de ce fait accru dans d’immenses proportions la probabilité qu’un jour émergerait un cerveau capable de concevoir la Théorie darwinienne de l’Evolution.

178- (…) les mécanismes de l’évolution (…) [sont ceux là] même qui assurent la stabilité des espèces : invariance réplicative de l’ADN, cohérence téléonomique des organismes.

181- (…) les trois processus fondamentaux de l’évolution : réplication, mutation, sélection …

183- La vie est apparue sur la terre : quel était avant l’événement la probabilité qu’il en fut ainsi ? L’hypothèse n’est pas exclue (…) que l’événement décisif ne se soit produit qu’une seule fois. Ce qui signifierait que sa probabilité à priori était quasi nulle.
Cette idée répugne à la plupart des hommes de science.

184- Le destin s’écrit à mesure qu’il s’accomplit, pas avant.

185- Le logicien pourrait avertir le biologiste que ses efforts pour « comprendre » le fonctionnement entier du cerveau humain sont voués à l’échec puisque aucun système logique ne saurait décrire intégralement sa propre structure.
(…) Quoi qu’il en soit, la structure et le fonctionnement du cerveau peuvent et doivent être explorés simultanément à tous les niveaux accessibles avec l’espoir que ces recherches, très différentes par leurs méthodes comme par leur objet immédiat, convergeront un jour. Pour l’instant elles ne convergent guère que par la difficulté des problèmes qu’elles soulèvent toutes.

187- [le neurone] peut additionner ou soustraire différents signaux en tenant compte de leur coïncidence dans le temps, ainsi que modifier la fréquence des signaux qu’il émet en fonction de l’amplitude de ceux qu’il reçoit. En fait, il semble qu’aucun composant unitaire actuellement utilisé par les calculatrices moderne ne soit capable de performances aussi variées et finement modulées.

192- De nos jours encore certains éthologistes paraissent attachés à l’idée que les éléments du comportement, chez l’animal, sont ou bien innés ou bien appris chacun de ces deux modes excluant absolument l’autre. Cette conception est entièrement erronée comme Lorenz l’a vigoureusement démontré. Lorsque le comportement implique des éléments acquis par l’expérience, ils le sont selon un programme qui, lui, est inné, c’est à dire génétiquement déterminé. La structure du programme appelle et guide l’apprentissage qui s’inscrira donc dans une certaine « forme » préétablie, définie dans le patrimoine génétique de l’espèce. C’est sans doute ainsi qu’il faut interpréter le processus d’apprentissage du langage chez l’enfant.

195- (…) chez l’homme, la simulation subjective devient la fonction supérieure par excellence, la fonction créatrice. C’est elle qui est reflétée par la symbolique du langage qui l’explicite en transposant et résumant ses opérations. De là le fait, souligné par Chomsky, que le langage, même dans ses emplois les plus humbles, est presque toujours novateur : c’est qu’il traduit une expérience subjective, une simulation particulière toujours nouvelle. C’est en cela aussi que le langage humain diffère radicalement de la communication animale.
(…) Tous les hommes de science ont dû, je pense, prendre conscience de ce que leur réflexion, au niveau profond, n’est pas verbale.

196- Il est tentant de spéculer sur la possibilité qu’une part importante, peut-être la plus « profonde », de la simulation subjective soit assurée par l’hémisphère droit.

198- De grands esprits (Einstein) se sont souvent émerveillé, à bon droit, du fait que les êtres mathématiques créés par l’homme puissent représenter aussi fidèlement la nature, alors qu’ils ne doivent rien à l’expérience. Rien, c’est vrai, à l’expérience individuelle et concrète, mais tout aux vertus du simulateur forgé par l’expérience innombrable de nos humbles ancêtres. En confrontant systématiquement la logique et l’expérience, selon la méthode scientifique, c’est en fait toute l’expérience de ces ancêtres que nous confrontons avec l’expérience actuelle.
Si nous pouvons deviner l’existence de ce merveilleux instrument (simulateur), si nous savons traduire, par le langage, le résultat de ses opérations, nous n’avons aucune idée de son fonctionnement, de sa structure. L’expérimentation physiologique est, à cet égard, presque impuissant encore. L’introspection, avec tous ses dangers, nous en dit malgré tout un peu plus. Reste l’analyse du langage qui cependant ne révèle le processus de simulation qu’au travers de transformations inconnues et n’explicite sans doute pas toutes ses opérations.

203- Du jour (…) où l’Australanthrope ou quelqu’un de ses congénères parvint à communiquer, non plus seulement une expérience concrète et actuelle, mais le contenu d’une expérience subjective, d’une « simulation » personnelle, un nouveau règne était né : celui des idées. Une évolution nouvelle, celle de la culture, devenait possible. L’évolution physique de l’Homme devait se poursuivre longtemps encore, désormais étroitement associée à celle du langage, subissant profondément son influence qui bouleversait les conditions de la sélection.

209- Je ne me hasarderai pas à proposer une théorie de la sélection des idées. Mais on peut au moins tenter de définir certains des principaux facteurs qui y jouent un rôle. (…)
La valeur de performance d’une idée tient à la modification de comportement qu’elle apporte à l’individu ou au groupe qui l’adopte. Celle qui confère au groupe humain qui la fait sienne plus de cohérence, d’ambition, de confiance en soi, lui donnera de ce fait un surcroît de puissance d’expansion qui assurera la promotion de l’idée elle-même. Cette valeur de promotion est sans rapport nécessaire avec la part de vérité objective que l’idée peut comporter. La puissante armature que constitue pour une société une idéologie religieuse ne doit rien à sa structure en elle-même, mais au fait que cette structure est acceptée, qu’elle s’impose. Aussi ne peut-on que difficilement séparer le pouvoir d’invasion d’une telle idée et son pouvoir de performance.
Le pouvoir d’invasion, en soi, est bien plus difficile à analyser. Disons qu’il dépend des structures préexistantes de l’esprit, parmi lesquelles les idées déjà véhiculées par la culture mais aussi, sans aucun doute, certaines structures innées qu’il nous est bien difficile d’ailleurs d’identifier. Mais on voit bien que les idées douées du plus grand pouvoir d’invasion sont celles qui expliquent l’homme en lui assignant sa place dans une destinée immanente, au sein de laquelle se dissout son angoisse [et rassure son ego].

210- Pendant des centaines de milliers d’années la destinée d’un homme se confondait avec celle de son groupe, de sa tribu, hors laquelle il ne pouvait survivre. La tribu, quant à elle, ne pouvait survivre et se défendre que par sa cohésion. D’où l’extrême puissance subjective des lois qui organisaient et garantissaient cette cohésion. (…) Etant donné l’immense importance sélective qu’ont nécessairement assumée de telles structures sociales, et pendant de si longues durées, il est difficile de  ne pas penser qu’elles ont dû influencer l’évolution génétique des catégories innées du cerveau humain. Cette évolution devait non seulement faciliter l’acceptation de la loi tribale, mais créer le besoin de l’explication mythique qui la fonde en lui conférant la souveraineté. Nous sommes les descendants de ces hommes. C’est d’eux sans doute que nous avons hérité l’exigence d’une explication, l’angoisse qui nous contraint à chercher le sens de l’existence. Angoisse créatrice de tous les mythes, de toutes les religions, de toutes les philosophies et de la science elle-même.

211- L’invention des mythes et des religions, la construction de vastes systèmes philosophiques sont le prix que l’homme a dû payer pour survivre en tant qu’animal sociale sans se plier à un pur automatisme[tel les insectes].

212- L’immense pouvoir sur les esprits de l’idéologie marxiste n’est pas dû seulement à sa promesse d’une libération de l’Homme mais aussi, et sans doute avant tout, à sa structure ontogénique[5], à l’explication qu’elle donne, entière et détaillée, de l’histoire passée, présente et future. Cependant, limité à l’histoire humaine et paré des certitudes de la « science », le matérialisme historique demeurait incomplet. Il fallait y ajouter le matérialisme dialectique qui, lui, apporte l’interprétation totale que l’esprit exige : l’histoire humaine et celle du cosmos y sont associées comme obéissant aux mêmes lois éternelles.

216- (…) la science attente aux valeurs. Non pas directement, puisqu’elle n’en est pas juge et doit les ignorer ; mais elle ruine toutes les ontogénies5 mythiques ou philosophiques sur lesquelles la tradition animiste, des aborigènes australiens aux dialecticiens matérialistes, faisait reposer les valeurs, la morale, les devoirs, les droits, les interdits.
(…) qui définit le crime ? Qui dit le bien et le mal ? Tous les systèmes traditionnels mettaient l’éthique et les valeurs hors de la portée de l’Homme. Les valeurs ne lui appartenaient pas ; elles s’imposaient et c’est lui qui leur appartenait. Il sait maintenant qu’elles sont à lui seul, et d’en être enfin le maître il lui semble qu’elles se dissolvent dans le vide indifférent de l’univers. C’est alors que l’homme moderne se retourne vers ou plutôt contre la science dont il mesure maintenant le terrible pouvoir de destruction, non seulement des corps, mais de l’âme elle-même.
Où est le recours ? Faut-il admettre une fois pour toutes que la vérité objective et la théorie des valeurs constituent à jamais des domaines étrangers, impénétrables l’un à l’autre ? C’est l’attitude que semblent prendre une grande partie des penseurs modernes, qu’ils soient écrivains, philosophes, ou même hommes de science. Je la crois non seulement inacceptable pour l’immense majorité des hommes, chez qui elle ne peut qu’entretenir et aviver l’angoisse, mais absolument erronée, et cela pour deux raisons :
- d’abord, bien entendu, parce que les valeurs et la connaissance sont toujours et nécessairement associées dans l’action comme dans le discours ;
- ensuite et surtout parce que la définition même de la connaissance « vrai » repose en dernière analyse sur un postulat d’ordre éthique.

218- La connaissance en elle-même est exclusive de tout jugement de valeur (autre que « de valeur épistémologique ») tandis que l’éthique, par essence non objective, est à jamais exclue du champ de la connaissance.
C’est en définitive cette distinction radicale, posée comme un axiome, qui a créé la science. je suis tenté de noter ici que si cet événement unique dans l’histoire de la culture s’est produit dans l’Occident chrétien plutôt qu’au sein d’une autre civilisation c’est peut-être, pour une part, grâce au fait que l’Eglise reconnaissait une distinction fondamentale entre le domaine du sacré et celui du profane. Cette distinction ne permettait pas seulement à la science de chercher ses voies (à condition de ne pas empiéter sur le domaine du sacré), elle préparait l’esprit à la distinction bien plus radicale que posait le principe d’objectivité. Les Occidentaux peuvent avoir quelque peine à comprendre que pour certaines religions il n’existe pas, il ne peut exister, aucune distinction entre le sacré et le profane. Pour l’hindouisme tout est du domaine sacré ; la notion même de « profane » est incompréhensible.

220- Dans un système objectif (…), toute confusion entre connaissance et valeurs est interdite. Mais (et ceci est le point essentiel l’articulation logique qui associe à la racine, connaissance et valeurs) cet interdit ce « premier commandement » qui fonde la connaissance objective, n’est pas lui-même et ne saurait être objectif : c’est une règle morale une discipline. La connaissance vraie ignore les valeurs, mais il faut pour la fonder un jugement, ou plutôt un axiome de valeur. Il est évident que de poser le postulat d’objectivité comme condition de la connaissance vraie constitue un choix éthique et non un jugement de connaissance puisque, selon le postulat lui-même, il ne pouvait y avoir de connaissance « vraie » antérieure à ce choix arbitral. Le postulat d’objectivité, pour établir la norme de la connaissance, définit une valeur qui est la connaissance objective elle-même. Accepter le postulat d’objectivité, c’est donc énoncer la proposition de base d’une éthique : l’éthique de la connaissance.
Dans l’éthique de la connaissance, c’est le choix éthique d’une valeur primitive qui fonde la connaissance. Par là elle diffère radicalement des éthiques animistes qui toutes se veulent fondées sur la « connaissance » de lois immanentes, religieuses ou « naturelles » qui s’imposeraient à l’homme. L’étique de la connaissance ne s’impose pas à l’homme ; c’est lui au contraire qui se l’impose en faisant axiomatiquement la condition d’authenticité de tout discours ou de toute action. Le discours de la méthode propose une épistémologie normative, mais il faut le lire aussi et avant tout comme méditation morale, comme ascèse de l’esprit.

222- L’éthique de la connaissance est également, en un sens, « connaissance de l’éthique », des pulsions, des passions, des exigences et des limites de l’être biologique. Dans l’homme elle sait voir l’animal …

223- L’éthique de la connaissance enfin est à mes yeux la seule attitude à la fois rationnelle et délibérément idéaliste sur quoi pourrait être édifié un véritable socialisme.
(…) Le seul espoir du socialisme n’est pas dans une « révision » de l’idéologie qui le domine depuis plus d’un siècle, mais dans l’abandon total de cette idéologie.
(…) Acceptée comme base des institutions sociales et politiques, donc comme mesure de leur authenticité, de leur valeur, seule l’éthique de la connaissance pourrait conduire au socialisme.
(…) L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres.





[1] Ou plutôt « sujet », puisque porteur de projet, idée subjective s’il en est (voir page 30).
[2] téléonomie : caractère de la matière vivante en tant qu’elle matérialise un projet, une finalité.
[3] morphogenèse : développement embryonnaire.
[4] épigenèse : Biol. Théorie selon laquelle l'embryon se constitue graduellement dans l'œuf par formation successive de parties nouvelles.
[5] ontogenèse ou ontogénie (Biol. Développement de l'individu depuis l'œuf fécondé jusqu'à l'état adulte.